BOUDU : Abricoop : vivre l’utopie coopérative

Abricoop : vivre l’utopie coopérative

PAR Julie GUÉRINEAU | Photographie de Rémi BENOIT
Temps de lecture 6 min

A retrouver sur http://www.boudulemag.com/2019/04/abricoop-vivre-lutopie-cooperative/

Il y a tout juste un an, la trentaine de pionniers d’Abricoop emménageait enfin à la Cartoucherie, dans l’immeuble dont elle avait tant rêvé : un bâtiment pensé et géré par leur coopérative d’habitants. Et la concrétisation de dix ans d’espoirs et de coups durs pour donner naissance à l’un des premiers habitats coopératifs de France. Pendant douze mois, Boudu s’est invité aux réunions, aux inaugurations, aux barbecues et aux apéros pour voir si la vie quotidienne était à la hauteur de l’utopie. Retour sur un an de tableurs Excel, de joies, d’anicroches, de sobriété heureuse et de consensus mou.

En ce samedi de fin mai, les 4 Vents ont pris des airs de fête de village. Au pied des quatre immeubles flambant neufs posés autour d’une grande pelouse, les fanions colorés dansent au gré des rafales, et les enfants batifolent. Dans cet îlot participatif du quartier de la Cartoucherie, à deux pas du Zénith, c’est journée portes ouvertes. Ce jour-là plus de 200 personnes défileront pour visiter cette copropriété atypique.

Le participatif, ça demande du temps, de la pédagogie, un effort de la part de tous. Et plus les sujets sont compliqués, plus il faut prendre le temps d’en discuter.

Voulu par Toulouse Métropole en 2013 et livré par le Groupe des Chalets en mars 2018, les 4 Vents sont le plus grand projet participatif en France (89 logements – 1485m2). Tous les habitants, locataires ou propriétaires, y partagent notamment des espaces communs : atelier, salle de musique… Au sein de cet ensemble, l’immeuble d’Abricoop va plus loin : il est coopératif. Les 17 appartements et les espaces communs appartiennent et sont gérés collectivement par une coopérative de 23 habitants qui planchent sur ce projet depuis 2008. Le bâtiment a été conçu avec une architecte selon leurs besoins, et les Abricoopains gérent ensemble leur immeuble, l’objectif étant d’établir un modèle non spéculatif pour une juste répartition des dépenses.

Les habitants arrivent avec un apport variable (aujourd’hui de 1000 à 100 000 euros), qu’ils transforment en parts sociales de la coopérative. Ils paient ensuite une redevance mensuelle pour rembourser l’emprunt contracté par la coopérative, et couvrir les frais de fonctionnement de l’immeuble. Ce loyer est calculé en fonction des moyens de chacun, de 7 à 14 euros le mètre carré. Si un habitant part ou décède, ses parts ne sont pas cessibles. Elles sont rachetées par la coopérative sans plus-value, et revendues au même prix à un nouvel arrivant coopté par les habitants. Aucune possibilité de transmission aux héritiers. Aucune possibilité de spéculation. Abricoop est pionnier en France. Et l’un des rares projets du genre à avoir vu le jour. La faute à la lenteur de ce type d’initiatives, aux obstacles administratifs, aux retards dans les travaux et aux rapports humains parfois difficiles. D’ailleurs, plusieurs fondateurs d’Abricoop ont quitté le projet. « Des années assez chaudes ! On a tremblé jusqu’à la fin ! », souligne Pierre Négrel, l’un des Abricoopains.

Mais le projet a finalement vu le jour, et en ce matin de mai, Pierre joue les guides. Les visiteurs ont fait le déplacement depuis la France entière. Beaucoup sont déjà engagés dans un projet coopératif et viennent ici en quête d’inspiration. Pierre commence la visite par les espaces partagés, conçus pour libérer de l’espace dans les appartements et en réduire la surface et le coût. Avec sa cuisine, sa longue table et ses canapés confortables, la salle commune accueille les soirées cinéma et jeux de société, les réunions, les anniversaires et les repas avec la famille et les amis pour ceux dont l’appartement est trop petit. Toujours dans l’optique d’optimiser les appartements, les Abricoopains partagent aussi trois chambres d’amis, un espace de stockage, deux grands congélateurs, une buanderie, et un toit-terrasse à la vue panoramique sur le quartier, taillé pour les soirées barbecue.

Une volée de marches plus bas, les visiteurs finissent le tour du propriétaire par l’appartement de Pierre, un T3 traversant de 55m2 avec vue imprenable sur le Zénith. Une odeur de neuf et de peinture flotte dans l’air. Le petit groupe repart conquis, décidé à mener à bien ses propres projets.

Utopie Concrète

Un mois plus tard, l’autan a laissé place à une chaleur écrasante. Les habitants sont en tenue décontractée. Le gratin en costume a tombé la veste. Le ruban est coupé, et les immeubles officiellement inaugurés. L’appartement de Pierre Négrel est, une fois de plus, plein à craquer. Les discours officiels saluent le caractère innovant des 4 Vents. Jean-Luc Moudenc y voit « une solution pour concilier les contingences économiques et l’humanisme dans une société qui met en opposition l’économie et le social », et qualifie les habitants de « pionniers ». Au micro, les Abricoopains y voient, eux, « la réalisation d’une utopie concrète ».

Pour beaucoup d’entre eux, emménager ici, c’est un changement de vie. Presque un nouveau projet de société : « Comme beaucoup ici, on est plutôt à gauche. Avec ce projet on peut sortir de la spéculation financière et du capitalisme, et créer quelque chose qui durera longtemps après nous », explique Marie-Ange Amiel, orthophoniste de 63 ans, qui a été la dernière à rejoindre Abricoop avec son mari, Patrick. Le couple, qui roulait au GPL et mangeait bio « quand tout le monde s’en foutait », a vendu sa maison de Villefranche-de-Lauragais pour rejoindre le projet. « C’est aussi une façon de ne pas vieillir seuls », confient-ils.

C’est également l’une des raisons qui ont convaincu Jean Grandin, 82 ans et doyen de l’immeuble. Ancien ingénieur au ministère de l’Agriculture, il a planché sur plusieurs projets d’habitats participatifs intergénérationnels. Mais en dehors d’une maison de vacances qu’il partage avec huit amis depuis 1996, celui-ci est le seul à avoir abouti. Pour lui aussi, il s’agit de repenser les schémas en vigueur dans notre société. « Aujourd’hui, le grand rêve, c’est d’être propriétaire et de léguer son bien à ses enfants. Mais dans une société où tout le monde bouge, ça n’a plus aucun sens ! »

Pour d’autres, ce modèle d’habitat a permis d’accéder à un logement plus grand et mieux conçu que ce qu’ils auraient pu s’offrir dans le parc immobilier classique. Ou de retrouver une solidarité et des relations humaines devenues de plus en plus rares dans les copropriétés traditionnelles : « On était frustrés de ne pas avoir de relations avec nos voisins. Ici, il y a un aspect humain très fort qui nous convient parfaitement », assure Élodie Vollet, ingénieure chez Airbus (« il en fallait bien une dans le lot ! »), qui vit là avec son compagnon et ses trois jeunes garçons.

Loyer de la discorde

Septembre 2018. L’été touche à sa fin et avec lui la saison des barbecues sur le toit-terrasse. Six mois après l’emménagement, dans la salle commune, des jeux de société et des livres pour enfants remplissent désormais les étagères. On a bricolé un bar en caisses de vin, et de la vaisselle sèche sur l’évier. Il est 20 heures. La bouilloire chauffe pour la tisane pendant que tous s’installent face à l’écran de projection. Ce soir pas de film, mais un tableur Excel. On va discuter du sujet qui fâche. Trois fois par mois, les Abricoopains se retrouvent pour échanger autour des gros problèmes et des petits pépins.  Ce soir-là, il est question des loyers. Fixés en fonction des revenus de chacun, ils doivent couvrir les frais mensuels de la coopérative. Mais depuis les premiers calculs, les revenus et situations familiales de certains foyers ont évolué (naissances, départs à la retraite, perte d’emploi). De quoi rebattre les cartes puisque pour payer tous les frais, la baisse du loyer de certains entraînera une hausse pour d’autres. Alors faut-il réviser les redevances ? Sur quels critères ? Jusqu’où chacun est-il prêt à aller pour le bien de la communauté ? Le sujet, sensible, a déjà poussé un couple à quitter le projet, et échauffe régulièrement les esprits les plus apaisés. Sur le fichier Excel, les revenus annuels des ménages et le montant de leur loyer (de 360 à 1070€) s’affichent aux yeux de tous. Selon les premières pistes de travail, les changements de situation pourraient faire varier les loyers de -50€ à +60€ mensuels. Les visages se crispent. « Je ne pensais pas qu’on allait se retrouver devant un tableau Excel. Je pensais qu’on allait parler de valeurs ! ». Un tour de table houleux se lance en même temps qu’une deuxième tournée de tisane. Certains prônent la solidarité, d’autres défendent l’équité. Aux « Ça me gêne qu’on parte du principe que tout le monde acceptera de payer plus à chaque fois qu’on le lui demandera », répondent des « Ça me chagrine de payer moins. Il y aurait un peu plus de solidarité que ce ne serait pas plus con, non ? ». Le débat piétine.  « Il y a des sujets comme ceux-là sur lesquels il est difficile de se mettre d’accord parce que ce sont des valeurs qui s’opposent. Et personne n’a tort ou raison », analyse Sylvain Guignard, ingénieur en reconversion.

Même s’il est tard, pas question de se coucher avant un dernier tour de table pour faire un point sur le ressenti de chacun. Certains sont rassurés par le ton « plus ouvert et constructif » des discussions, et font « confiance à l’intelligence collective du groupe ». D’autre se disent « en colère », ou « inquiets de devoir trouver un consensus avec des opinions qui divergent tellement ». « On ne pourra pas trouver mieux qu’un système de solidarité à 60 millions de personnes. On peut essayer de repenser les modèles, mais pas forcément tout, tout le temps », glisse un autre. Avant qu’un dernier conclue par une forme d’avertissement : « S’il y a des gens pour lesquels certaines choses sont intenables, il faudra partir. Ça se voit dans tous les projets d’habitats participatifs ». À 23h20, il n’y a plus de tisane, il est temps d’aller se coucher. Rendez-vous est donné la semaine suivante pour poursuivre la discussion.  « Le participatif, ça demande du temps, de la pédagogie et un effort de la part de tous pour faire évoluer les points de vue. Surtout sur des sujets comme ceux-là qui touchent à l’intime, au rapport à l’argent », observe élodie.

Tensions et tartes aux légumes

Quelques jours plus tard, le groupe est à nouveau réuni dans la salle commune. Exit la tisane et l’ambiance lourde, place aux tartes aux légumes et aux jus de fruits bio. Les enfants courent et, en petits groupes, on discute de l’insouciance de la jeunesse, du nucléaire et de l’écologie tendance De Rugy. Ce soir, LE sujet de la discorde n’est pas à l’ordre du jour. Une fois par mois, pour évacuer les tensions et régler rapidement les petits problèmes de la vie courante, les Abricoopains se réunissent pour échanger. On y souligne les raisons de se réjouir : les voisins qui dépannent, la joie de voir les enfants jouer devant chez soi, la nouvelle pergola pour la terrasse, la carte d’anniversaire signée par les voisins, le nouveau salon de thé qui a ouvert pas loin. Puis on partage mécontentements et inquiétudes : les sanitaires et les draps de la chambre d’amis qu’il faudrait nettoyer après le passage de ses invités, la poignée de la chambre qui ne marche plus, les voisins qui ne s’impliquent pas assez, la saleté du quartier, les discussions WhatsApp qui laissent les aînés sur le carreau et leur font rater des apéros, la nécessité d’inclure davantage les autres habitants des 4 Vents… Dans la foulée, on prend des décisions pour résoudre au plus vite les problèmes courants qui sont évacués en quelques instants.

Mais en fin de soirée, LE sujet, toujours sous-jacent, ressurgit dans la bouche de Jean. « Abricoop nage dans un océan de louanges parce qu’on a réussi à construire le bâtiment. On vient nous voir, on nous adule. Et pourtant, on n’arrive pas à se mettre d’accord sur des points essentiels comme la redevance. Je suis alarmé par le fait qu’il n’y ait pas de pilote dans l’avion, et que ce soit le consensus mou qui fasse office de décision. C’est bien de parler du passé. C’est mieux de bien parler du futur ! ». Il est 22h15, la séance est levée.

Aucun regret

Janvier 2019. Dans les appartements, les odeurs de peinture se sont dissipées et les derniers cartons vidés. Le débat sur les loyers, lui, n’est pas encore réglé. Pas de quoi entamer l’enthousiasme des Abricoopains. Aucun ne regrette d’avoir embarqué dans cette aventure à part. « Nous ne sommes pas tous amis, mais il y a une relation très spéciale, solidaire et bienveillante. Pendant les réunions, c’est parfois le pire de chacun qui ressort. Mais quand je rentre dans l’immeuble, j’ai d’abord le sentiment de rentrer chez nous, avant de rentrer chez moi », souligne Marie-Ange. Avec son mari, à l’approche de la retraite, et malgré la réticence de leurs enfants, ils ne regrettent pas d’avoir quitté leur grande maison pour emménager dans un appartement bien plus petit et dépouillé. « On ne pouvait rêver meilleure retraite : une retraite sur le chemin de l’anticapitalisme, de la solidarité, de l’écologie. »

De leur côté, Élodie, Stéphane et leurs trois enfants ont trouvé la chaleur humaine et la solidarité qui leur manquaient tant : « Les enfants vont jouer les uns chez les autres. On trouve toujours un voisin pour les garder quand on va faire une course ou qu’on sort, et on trouve toujours une façon de rendre service à notre tour. » L’expérience a aussi eu des effets imprévus sur leur façon de voir les choses.  « Là où autrefois on faisait des choix de vie sans vraiment se demander pourquoi,  aujourd’hui, en étant confrontés à d’autres points de vue, on s’interroge davantage sur nos décisions et nos positionnements ». En discutant avec d’autres habitants, le couple a ainsi renoncé à mettre ses enfants dans une école alternative et les a inscrits à l’école publique, de l’autre côté de la rue. « Pour faire changer le modèle dominant sans se mettre en marge », sourit Elodie avant de s’éclipser pour aller préparer la salle commune avant l’anniversaire de son fils.

Abricoop a aussi bouleversé les projets professionnels de plusieurs habitants, aujourd’hui en reconversion pour mener des projets coopératifs, collaboratifs, ou solidaires. Comme Sylvain, qui cherche à se reconvertir dans l’économie sociale et solidaire : « Mais je suis face à un paradoxe. Aujourd’hui, nous avons de hauts revenus donc notre loyer est élevé. Ce qui est normal. Mais si on veut aller vers une sobriété heureuse et que l’on baisse nos revenus, ça aura un impact négatif sur les redevances des autres habitants. Et je ne veux pas être un poids pour le reste du groupe. »

Jean a lui aussi quelques inquiétudes. « C’est une résidence où il est extrêmement agréable de vivre. Ensemble, nous avons pris des décisions héroïques. On se connaît très bien alors la vie est facile. Mais le futur incertain m’interpelle. On discute à perte de vue et rien n’avance. Mais on ne peut pas vivre au jour le jour. Si rien n’est décidé, on prend des risques pour les finances du futur. » Malgré l’avertissement de Jean, Sylvain n’est pas inquiet. « Oui, il y a encore du boulot. Mais ça va devenir de plus en plus fluide. En Suisse, j’ai visité une coopérative où il n’y a plus besoin que d’une réunion tous les 6 mois. Il nous faut juste un peu de temps. »

 

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